Essai Psychologique N°1

Sur la vie et la pensée créative

Où se situe le penseur aujourd’hui ? Comment peut-il exercer le pouvoir de son autonomie de pensée si lui-même n’est pas autonome dans sa vie ? C’est à ce dilemme moral qu’est confronté le penseur moderne : pour pouvoir permettre l’intégralité de sa pensée, il doit posséder l’espace intégral dans laquelle cette pensée serait, aussi, susceptible de se déployer. Les restrictions ou définitions sociales empiètent sur l’authenticité et la valence créative du penseur moderne. Un cadre universitaire, par exemple, pose ce problème de diriger la pensée dans un sens autre que celle de l’universalité christique caractéristique de nos ancêtres. Au-delà du symbole purement nominatif de cette orientation chrétienne, elle possédait un attribut fonctionnel qui permet la direction unilatérale des pensées vers « l’impression d’une lumière ». De fait, les anciens penseurs se ressemblaient en ce que leurs pensées semblables à des moustiques sanguinaires se ruaient au seuil de la première lumière, non électrique. Cette caractéristique fonctionnelle de la pensée aujourd’hui dissolue – et déterminante pour assurer sa logique et sa cohérence – résulte dans le fait de devoir composer avec ses ruines symboliques. La pensée est sans fonction et le penseur sans pensées. Ainsi, pour pouvoir penser à nouveau, il faut pouvoir rétablir une fonction à la pensée. 

Manifestement, cette position chrétienne est une belle étrangère de l’ère moderne ; le symbole du Christ ayant perdu, de façon évidente, son pouvoir de fascination sur l’esprit moderne. Cela signifie, donc, que ce qui soutient la pensée n’est plus la fonction mais le symbole. Et le problème du symbole c’est qu’il soutient l’image – l’idée dans l’image – là où la fonction soutient la structure et l’assemblage, même, de la pensée. A l’image d’une cathédrale, la fonction de la pensée s’intéresse, donc, à savoir comment le bâtiment peut s’ériger, là où le symbole s’oriente principalement sur la représentation de cette pensée, sans se soucier de savoir si cette pensée peut, ou non, tenir debout ! Le résultat étant une série de vitraux qui risquent à tout moment de tomber, du fait de la labilité de cette construction symbolique, tout le travail est dirigé vers le vitrail ; la pierre, la solidité, l’harmonie étant négligés… Et tant bien même que ce vitrail chute et se brise en mille morceaux – et la représentation avec – alors un travail de rationalisation absurde sera fourni pour assurer le caractère paradoxal de la chute et permettre la justification de cet accident inévitable. 

Le symbole sans fonction est une représentation : le symbole ne peut que vivre si on lui fourni le squelette de la fonction. La représentation est une pauvreté du symbole, une image en noir et blanc alors qu’elle pourrait tout aussi bien se définir dans la couleur. Ainsi, l’institution moderne vit du cadavre du symbole et son visage défiguré – la représentation. Dans une telle atmosphère, il est aisé de comprendre que la liberté vive de penser est rendue éminemment difficile. Et comme toute représentation – comme on l’a mentionné plus haut – est vouée à se briser, alors, le penseur institutionnel est mobilisé pour œuvrer dans le travail de rationalisation et de réactualisation du dieu « représentation ». Semblable au soldat qui est appelé à partir au front. C’est, donc, une guerre intellectuelle qui n’a pour seule conséquence que plus de mort d’âme. Tout le temps que ces vies humaines soient concentrées à panser des plaies, elles sont rendues inaptes pour penser la guérison. Comment voulez-vous que le penseur moderne puisse puiser dans la source de son individualité dans une telle atmosphère ? Il n’a, donc, d’autre choix – s’il veut permettre le foisonnement de sa pensée véritable – de se retirer d’un tel climat néfaste et de protéger le cadre de son individualité. Cela n’est pas, seulement, un travail intellectuel mais un travail moral dans le sens large du terme ; il doit pouvoir bénéficier d’une maison pour penser une maison, d’une âme pour penser une âme, c’est un cadre de vie – dans son ensemble – qui permet la culture fructueuse et honnête de la pensée individuelle. Il est, en quelque sorte, le jardinier de sa pensée. Et le vrai travail de pensée se fait donc en amont, dans l’installation du cadre jardinier pour permettre à la nature en lui de ruminer, d’éclairer, d’émerger, de pousser sous la forme d’une spontanéité religieuse. Le penseur récolte, ainsi, sa pensée. Il se surprend de penser la tomate ou l’aubergine – comme il le devrait, d’ailleurs !

Par le passé, le penseur avait le luxe de penser uniquement par l’effort d’un travail intellectuel ; mais à la façon d’une maison avec des milliers de portes aux couleurs différentes, le penseur moderne doit éprouver l’arc de son âme arc-en-ciel et ne peut plus emprunter la seule porte de lumière de sa maison/raison. Sa pensée ne donne plus sur l’extérieur ou l’intérieur, elle donne sur des dimensions, il doit être multi-dimensionnel et permettre au diable de danser dans le salon au rez-de-chaussée. Le penseur ne peut plus se suffire de sa pensée – il est, avant tout, une expression individuelle – et s’il est penseur, c’est parce que cela est voulu par son individualité. Et sur le chemin de son individualité, le penseur est aussi, cuisinier, concierge, jardinier, ami, amant, fils, frère ; il est une roue de métiers et de profils, dont au centre, seul, se trouve son exercice intime de pensée. Au-delà de la contrainte morale évidente que cette position individuelle exige de la part du penseur, un avantage non des moins considérables est, aussi, à envisager : celui du renforcement par contraste. Comme sa pensée se situe au centre – qui a été élue (comme une couronne) par son individualité – alors, elle renvoie, nécessairement, aux autres dimensions de sa personnalité, et vice-versa. A chaque fois qu’il éprouve et vit le jardinier qui est en lui, une richesse insoupçonnée apparaît et complimente son attribut central de penseur. Dans un sens, il est penseur mais il ne pense jamais – ainsi, il pense vraiment ; car c’est la fonction de son individualité qui pense pour lui, et ce, de façon follement autonome. Le titre transitoire de penseur peut alors s’effacer et règne seul la fonction de l’individualité au sein même de la personnalité. On observera une continuité entre la fonction christique et la fonction individualité des deux époques successives, en ce que le Christ symbolise simplement une représentation plus confuse et indéfinie de l’individualité.

Si l’individualité représente la couronne de la personnalité, alors, l’individu tiens pour engagement moral de devenir un roi dans sa propre vie. C’est-à-dire, savoir revêtir sa couronne la majorité du temps. Ainsi, le penseur qui a pour destin de penser, ne peut le faire s’il soutient seul la fonction de l’individualité qui dans son climax le plus haut devient, aussi, un devoir de non-pensée. C’est comme si un nain sortait d’une graine, et le rire à la lèvre, s’écriait : « Surprise ! Mort à la fleur ! » … C’est-à-dire que ce qui était supposé être le destin du penseur ne l’est plus – mais l’est pourtant, bien que sous une autre forme, et plus riche, plus complète. Le destin du penseur est la pensée, le destin de la graine est la fleur – et pourtant les deux doivent se satisfaire du nain. Mais le nain parle, pense, et fleuri de toutes sortes de mots hors de sa bouche ! Malgré tout, le travail de la pensée est accompli bien que sous une forme inhabituelle et imprévisible. La fonction individualité est positivement respectée, et la pensée possèdera une solidité et une logique qui lui est propre – c’est-à-dire qui se rapporte à l’individualité et de façon plus précis, au nain – une objectivité de laquelle la subjectivité ne peut se soustraire, et qu’il doit observer dans un écart étrange le représenter mieux qu’il ne saurait se représenter, lui-même.